..."la nature, la réalité physique, doit son existence à un affrontement qui a lieu au-delà d'elle, au-delà de ses contraires. C'est cet affrontement qui engendre le réel. Le réel est donc un combat, un devenir."
Si Héraclite a souligné ce mouvement des choses et la fluctuation du monde, Zénon a compris le fond permanent du réel comme un conglomérat d'une multitude infinitésimale : les atomes. (1) Cette pensée pré-Socratique du temps comme un fluide continu, qu'il est impossible de retenir, fait écho à nos urbanités occidentales. Les grandes villes sont des matrices propices à inventer des fictions nouvelles, tant la déambulation, la dérive chère à nos Situationnistes, s'enracine dans une pensée de la ville comme territoire de flânerie. Si Walter Benjamin et avant lui Baudelaire avaient relevé que l'esthétique du quotidien deviendra un cadre de création pour le projet moderne, le travail de Cécile Meynier nous montre combien la "modernités est un projet inachevé". (2)
Les "SCULPTRUES" sont autant de prélèvements, de repérages, pour construire un paysage mental où l'artiste vient puiser. Un ensemble de bureaux d'école alignés mais posés sur le côté, un fauteuil rouge à côté d'un piano dressé à la verticale, une série de sacs-poubelles bleus ciel supportant un sac blanc en équilibre, une bite de rue renversée par un soulèvement de la chaussée....cet inventaire de curiosités urbaines ressemble à une suite de prises de chasse. Leur point commun est d'être trouvé la plupart du temps au sol, celui-ci étant le bitume de la rue, souvent dans une position "déviante", c'est-à-dire qui ne correspond pas à un usage habituel. Que faire d'un mannequin sans tête ? Qui a vêtu ce corps modélisé en plastique d'une improbable robe rouge, qui l'a assis sur une chaise, là, dans la rue? L'espace de la ville devient le théâtre d'une activité onirique, proche du détournement métaphysique d'Alberto Savinio. Chez celui-ci l'art a une fonction de souvenir, et réactive des processus associatifs proches de l'automatisme Surréaliste.
Pour Cécile Meynier, la recomposition n'a pas lieu sur la toile ou dans l'atelier, les "SCULPTRUES" informent directement, vite, ce sont des captures d'images. L'utilisation de l'appareil téléphonique mobile donne une définition imparfaite, pixelisée, qui induit un flou quant à ce qu'on voit. Le réel est mis en construction par le doute produit dans l'image. Toute image est mensonge. Pourtant, il en va des "SCULPTRUES" comme des constats, ils ne feront pas trace autrement que comme repérages. Un peu comme pour la recherche qui précède le tournage d'un film, elles participent du temps de fabrication de l'œuvre ? C'est-à-dire qu'elles ne font pas œuvre dans leur inachèvement, elles fabriquent de l'image avec du temps, de l'arpentage. La scansion, le rythme de la marche se répercutent dans ces légers "bougés" qu'implique la photo en mouvement.
Les formes reconnaissables : tables, chaises, cartons, chariots, deviennent insolites dans leur conjonction mais aussi le "hors lieu" du prélèvement photographique. On pourrait parler d'un usage de l'art qui ne se limite pas à son ustensilité, comme nous le rappelle Hanna Arendt, ou bien encore de "fictionner le réel" comme dit Jacques Rancière (3). Il s'agit plus de prendre dans ce qui existe déjà et puiser dans le connu pour "recombiner du nouveau". L'invention devient le geste de captation : la prise. S'agit-il de "sculpter la rue", celle-ci devenant matière brute modelée par le cadrage photographique, ou bien de constater des agglomérats pré-formés : des sculptures produites par la rue. Ce seraient alors des scories, des "concrétions" (ces petites régurgitations de certains animaux), échouées dans la ville et devenues invisibles parce que sans fonction, sans place.
À "l'impossible du réel" dont parle Denis Hollier à propos de "l'informe" de Bataille, (4), Cécile Meynier répond par le "possible de l'imagination", produite par frottements. L'usage devient alors usure des choses, "frottées" jusqu'à l'irritation", jusqu'au "Frottis" sur toile ou sur papier. Là, Cécile Meynier prélève directement "sur le motif" puisqu'elle transpose la trame d'un sol, d'un mur, d'une matière en posant une feuille de papier dessus puis en frottant à l'aide d'une mine de plomb. Une écriture de formes se dépose comme "au revers du monde", dans un geste qui se lit plus comme "un revers" de raquette, un aller-retour qui fait "boomerang" et balance au tapis. " Objectif : Sols", se seraient partir de l'espace en dessous de mes pieds, puis relever la tête et faire "trébucher" l'ordre des choses. C'est ainsi que j'avais lu ses "Dérapages", une suite de glissements du sol au mur, comme autant de décalages afin d'ouvrir le champ perceptif à d'autres possibles et pouvoir imaginer que ça pourrait être autrement. Le "trébuchet", c'est à la fois ce qui fait prendre les pieds dans le tapis, mais c'est aussi un système de mesure ancien (dans une de ces définitions, cf. dictionnaire Robert de la langue) : une manière de peser. Le trébuchement, c'est le scandale de la gravité, qui de l'attraction terrestre a fait une loi. Cécile Meynier donne des coups de pieds dans la réalité, pour produire des formes entre deux laps, entre deux états stables. Elle épingle des moments qui existent mai sont d'habitude non perceptibles, entre deux. Elle révèle les "bogues" de la Matrice et réactive la réalité et envoyer le réel au tapis, par K.O. (5)