Dans son œuvre, Cécile Meynier fait du lieu sa toile blanche. C’est dire que son mode d’intervention est d’abord plastique et que son lieu d’intervention, lieu le plus souvent dédié à l’exposition, est lui-même relégué par l’artiste au rang de matériau. Si les grands gestes de l’art in situ hantent ce travail, celui-ci s’en démarque aussi par la fausse candeur qui l’habite. L’art ne se veut pas ici critique de l’institution, ses visées sont plus modestes ou moins vindicatives mais non dénuées d’esprit ni d’impertinence. Car Cécile Meynier est artiste du lieu par défaut. Et Cécile Meynier fut longtemps artiste du lieu par défaut de lieu. Petit atelier ou pas d’atelier du tout contraignent l’artiste, du moins de nombreux artistes, à vivre sans stock ni réserve, à ne pas produire de pièces d’atelier, mais aussi à partir par monts et par vaux, en résidence… Ainsi, s’adjoint à une détermination par défaut, la détermination forte d’un mécanisme socio-économique du monde de l’art, d’un monde de l’art bien structuré parmi les mondes de l’art qui est celui du circuit de la centaine de résidences d’artiste françaises. Ce dispositif induit une certaine forme de nomadisme des artistes et l’impermanence qui en résulte contribue à mettre en valeur la théorique fonction refuge de la résidence et l’injonction qui l’assortit le plus souvent : « on vous accueille mais intéressez-vous un peu à notre territoire, à nos murs, à notre vie locale, à nos administrés ». Car ici l’art ne saurait s’acheter pour lui-même. Ainsi, à l’heure de l’art global, un mouvement inverse ne cesse d’enjoindre les artistes à se coltiner le local, in vivo, in situ. Ces nomades-résidents développent vite une expertise du faire-avec (faire-avec les murs du coin, faire-avec les habitants du coin) qui oriente lourdement les caractéristiques substantielles de leur démarche d’artistes sans effets personnels.
Le lieu comme matériau
Le plus paradoxal des lieux s’étant livrés à Cécile Meynier est un vrai-faux lieu : la galerie Chez Robert, galerie non pas virtuelle mais galerie aux dimensions réduites, maquette de galerie mais lieu d’exposition bien réel. La modélisation de l’exposition (modélisation d’un espace ainsi que des œuvres qui y sont exposées) permet à celle-ci d’abstraire le spectateur de toute expérience directe de l’œuvre. À la manière des Tentatives d’Alain Bublex, ces seize expositions montées uniquement pour la photo et que l’on ne pourra jamais apprécier que par le biais photographique, les expositions de Chez Robert n’existent que par la documentation qui en atteste. De cette contrainte résulte l’aspect potentiellement illusionniste de toute modélisation d’exposition. Et c’est là que, contrairement aux Tentatives de Bublex ou au travail de Thomas Demand qui ne jouent pas sur la dissimulation d’un changement d’échelle, l’illusion produite par les modélisations réalistes (dans les arts plastiques, au cinéma ou encore parfois en architecture) redouble la tricherie initiale (qui nous fera croire en un effet de vérité indexé sur une chose factice) d’une autre tromperie cette fois quant à la taille et quant à l’impraticabilité effective des lieux représentés. Pour la galerie Chez Robert, Cécile Meynier sut encore enchérir sur ces jeux d’illusion à couches multiples. Elle s’est évertuée à souligner la matérialité supposée des constituants mêmes du lieu. Non seulement le lieu (la maquette bien matérielle d’une galerie) devient le sujet et l’objet de son œuvre, mais elle se permet aussi d’échapper à l’emprise de la forte détermination de ce site si réduit dans lequel intervenir en se faisant parfaite illusionniste, mais avec malice. Ainsi, l’œuvre (Chez Robert chez Chez Robert) consiste pour une part en un « immense » volume de béton qui vient obstruer complètement le « passage » donnant accès à la pièce principale de Chez Robert. Dès lors, le public-lecteur de l’exposition peut très paradoxalement se projeter dans la peau du visiteur d’une exposition dont la matérialité soulignée par l’encombrement de l’espace opère une emprise sur les corps. De plus, le bloc de béton rendu obstacle (un effectif bloc de béton monté sur un socle du même matériau) constitue le moule de l’espace central de Chez Robert. C’est le vide du lieu (mais au 1/6e, ce qui en fait une maquette de la maquette dans la maquette) qui se voit soclé dans ses contours lesquels délimitent les surfaces d’exposition. C’est aussi le lieu qui devient obstacle à lui-même. Ainsi Cécile Meynier trouve le moyen de modéliser un lieu d’exposition en le remplissant d’une masse qui en représente le vide, suggérant habilement que si le lieu est l’œuvre, il peut se prêter, en tant que lieu et en tant qu’œuvre, à une autre œuvre qui, comme son titre l’indique, l’invite astucieusement chez lui-même. La galerie Chez Robert s’invite par son vide matérialisé dans la galerie Chez Robert par Cécile. Ces paradoxes d’ordre autoréflexif (c’est la composante « conceptuelle » du travail de Cécile Meynier) sont encore exprimés par une autre des pièces exposées dans la même galerie aux dimensions réduites. Le titre de l’exposition fait œuvre en tant qu’il est gratté à même le mur de la pièce principale de la galerie en un geste cette fois délibérément tautologique. Si la galerie se voyait l’instant d’avant à la fois réifiée et valorisée par sa mise sur socle, le mur gratté du titre de l’exposition (il faut alors soustraire de la substance du lieu pour lui faire révéler l’opération qui s’y joue : Cécile pour Chez Robert) mime symboliquement un acte à la fois violent, égocentrique, et tout dans la générosité de la relation. Cette fois le lieu est agressé pour mieux activer sa fonction première. Cette fois la galerie est évidée par grattage et les résidus de cette action laissés en une traînée à même le sol constituent un type de matérialisation de l’œuvre qui joue de nouveau parfaitement le jeu de l’illusion d’une fréquentabilité de la galerie.
L’esprit ici mis en pratique par Cécile Meynier est emblématique de modes opératoires qui traversent tout son travail. On y retrouve le plus souvent l’association d’un faire laborieux et lourdement ancré dans la matière à l’évanescence conceptuelle des œuvres à statement, dont la simple évocation suffit à évoquer de façon assez complète, sans que l’on n’ait nécessairement besoin de pratiquer physiquement l’œuvre pour en percevoir l’attrait. Cette double composante constitue la fausse candeur ou la malice de l’artiste, car elle articule toujours de façon assez littérale ou brute une pensée plus sophistiquée qui fait vaciller sur leurs fondations les territoires où elle intervient.
Le labeur contre la permanence des choses
Si un micrograttage s’est vu à l’instant monumentalisé par le moyen d’une illusion perceptive, l’acharnement infantile de plaquer des traits de façon compulsive et presque vengeresse a pu prendre une allure inverse dans une autre proposition récente de Cécile Meynier. Au Dojo de Nice, lieu partagé entre une fonction de monstration et un usage de bureau, puisqu’un collectif de graphistes y travaille en permanence, l’artiste gribouille les murs. La masse sombre ainsi obtenue, résumant la chose graphique à son principe même (labeur du trait + efficacité formelle servant un propos extérieur), fini par constituer dans cet espace hybride une sorte de palissade rejouant en quelque sorte la bipartition des fonctionnalités de l’espace qui informe l’identité de l’endroit. Du point de vue de l’échelle, la monumentalité est cette fois obtenue par un moyen différent : un geste ample vient imiter le graphisme restreint (en taille et en ambition) que l’on réalise tous en téléphonant, un bic à la main… Au Dojo, le geste est étrangement agrandi par rapport à ce qu’appellerait sa nature stylistique, mais surtout, il fait de l’espace d’exposition tout entier son bout de papier blanc, cet espace d’investigation de nos furetages graphiques amateurs et nerveux.
C’est dire aussi, et sans jeu de mot, qu’il y a du nerf et de l’impulsion dans ce qui opère dans ce travail. Un protocole simple est mis en place, puis le labeur vient énergiquement gratter, frotter, enduire, peindre, sans souci du motif, mais dans une grande intelligence de ce qui doit être rempli ou non et de ce qu’il y a lieu de découvrir ou de recouvrir.
Le projet consacré aux graffitis urbains s’attaque avec une douce causticité à la répression civique des impulsions expressives de ces autres qu’on dit « jeunes ». L’artiste a repéré dans les rues de diverses villes de beaux spécimens de recouvrements de tags. Alors que l’on redécouvre aujourd’hui avec le plus grand plaisir les graffitis de Pompéi (et leurs adresses directes et souvent insultantes, ces conflits de voisinages, ces délations diverses, ces traces verbales et immanquablement latines de passions amoureuses etc.), il est de zélés chefs de services municipaux qui commandent à leurs sbires le recouvrement par de grands coups de rouleau de peinture des tags ou autres inscriptions murales sauvages et illicites. Dans Galerie Cache-tag, Cécile Meynier se borne alors à apposer des cartels d’exposition à proximité de huit recouvrements picturaux quelle trouve dans une même rue de Besançon. Artialisant de la façon la plus ironique un geste administratif en se le réappropriant à son tour, l’artiste souligne aussi l’absurdité d’une correction si imparfaite. Les quelques coups de peintures municipaux, s’ils annulent bien toute l’intelligibilité du signe qu’ils masquent, n’en constituent pas moins une expression abstraite vive et rudimentaire dont la présence remarquable et violente peut sembler aussi transgressive à la quiétude publique des murs lisses que le tag encore présent l’instant d’avant. Exporter dans le contexte rugueux de la rue un protocole didactique et taxinomique propre à la muséographie revient encore non seulement à démontrer que l’art peut toujours surgir là où on ne l’attend pas, mais également qu’il a des leçons de rigueur formelle à donner aux actions de police dont la pertinence des formes est parfois dépassée par la détermination des intentions…
Au jeu du plus malin l’artiste est roi…
Ce rapport de friction entre une intention préexistante au projet de l’artiste et les formes issues de son intervention fait d’ailleurs lui aussi partie de la mécanique processuelle prisée par Cécile Meynier. C’est le cas de projets tels que Tour 106 ou Carrosserie. Intervenant sur une tour appelée à une proche démolition, Cécile Meynier opte pour une action à dimension participative et hautement symbolique : les habitants de la tour sont invités à repeindre en rose toutes les surfaces de la façade qui leur sont accessibles depuis le sol ou depuis les fenêtres. La vie rose apparaît comme un projet au frémissement aussi individuel que la capacité de chacun à s’éloigner de lui-même. Plus trivialement, la vie en rose est aussi un projet contrarié par la perspective d’une démolition de l’œuvre qui l’aura un temps porté. Autre contrainte précédant l’accueil de l’artiste, son obligation de « faire avec » le Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie du Périgord sans pouvoir aucunement modifier le très chargé accrochage des collections. L’artiste commence par concevoir le carton d’invitation de l’exposition en occultant de zones blanches la reproduction des œuvres du musée du pan de mur qu’elle a pris en photo. La vision du carton — fait peu banal — lui souffle la plus singulière des œuvres de cette exposition. Dans un geste parfaitement mimétique par rapport au carton, elle occultera au moyen de coffrages blancs les œuvres ou les portions d’œuvres comprises et masquées dans le cadre de sa photographie. Comme si l’on pouvait flouter les visages de personnes réelles, l’artiste neutralise ici l’identité d’œuvres qui constituent son problème. Ce faisant, plus que de se borner à jouer avec la contrainte, elle ne traite que de cette contrainte tout en l’annulant symboliquement. Toute instance aux velléités hypernormatives (ou ankylosée par la sédimentation d’usages raides) a de quoi trembler devant la très perverse fausse candeur de certains artistes. Ceux-ci sont en effet souvent experts au jeu du plus malin…
On le comprend, ladite « fausse » candeur est d’abord une réelle candeur bien comprise. Car il paraît naïf aux adultes de se laisser aller à penser de façon très naturelle que ce qui existe mal ou de façon inutilement contrainte pourrait exister mieux ou plus librement. Ces mêmes adultes ont besoin de l’art et des enfants pour leur rappeler les vertus de certaines évidences naïves ou encore la poésie utopique de certains gestes fous. Que se passe-t-il lorsque des individus pénètrent dans un grenier et repeignent (au rouleau encore, mais Cécile Meynier, experte dans l’action de peindre, se restreint délibérément à cette manière de le faire) tous les objets à portée de leur main de rose ? Il en provient simplement une étrange exposition de tout ce bric-à-brac dont les éléments sont redescendus au grand jour, dissociés les uns des autres ou réagencés autrement, de sorte que les zones non roses attestent d’une précédente situation de stockage et de multiples recouvrements des objets entre eux. Dans Chirurgie artistique, comme dans Tour 104, une même frénésie folle a produit un geste sale qui déstructure un désordre conventionnel pour le frotter à l’ordre instable du rêve.
Réifier les dérapages
Encore une frénésie folle, notamment par le labeur qu’il induit : Appartement. Le fruit d’une résidence de trois mois est alors le décalque par l’artiste à la mine de plomb sur des tissus blancs de toutes les surfaces de l’appartement dans lequel elle a résidé. Un geste éminemment graphique qui, à la manière de certains suaires, rivalise d’indicialité avec la photographie. Si l’on veut de jolies portions de réel, autant se frotter carrément au réel ! De nouveau ici, l’artiste se contente, en guise de « restitution » d’opérer une mise en art du lieu qui l’accueille. Le lieu fait œuvre par une reproduction intégrale qui sera ensuite fragmentée. Voici de nouveau en acte cette implacable logique toute bête et si avisée en même temps. Chez Cécile Meynier, de nombreux projets procèdent de ce pragmatisme aussi absurde en son départ qu’il paraît non seulement évident mais aussi très efficace plastiquement à l’arrivée ! Autres exemples de cette littéralité appliquée, les diverses interventions que l’artiste qualifie de Dérapage. Cela procède chez elle d’une réflexion aussi généralement partagée que convenue sur l’art comme facteur de décalages par rapport au réel. Pour plus d’efficace, là encore, Cécile Meynier prendra au mot plastiquement ce précepte esthétique. À l’issue de ce traitement, c’est le plus souvent le sol (du moins son revêtement) d’un lieu d’exposition qui se verra très concrètement déraper, comme aspiré par une puissance mystérieuse vers les murs ou vers le plafond. La rambarde de protection d’une mezzanine est elle aussi susceptible de déraper. Ce fut sans doute l’un des gestes les plus simples et les plus prégnants qu’a pu connaître la galerie Néon de Lyon, que de découvrir ses deux niveaux traversés de part en part par une sculpture monumentale qui n’était rien d’autre qu’un de ses atours les plus identifiants, cette barrière noire qui a habituellement pour fonction de marquer la séparation entre la mezzanine et le niveau inférieur.
Les dérapages, comme toute autre œuvre de Cécile Meynier, ne s’embarrassent pas de titres ésotériques ou délibérément poétiques ou faussement sobres comme les « Sans titres (à rallonge entre parenthèses) ». Dans son corpus, le poétique provient plutôt de la sobriété des titres comme des intentions et de ce qui en advient formellement, cette énergie généreuse et rendue folle par excès de zèle. En effet, pourquoi vouloir appeler autrement que Dérapage n°10 la déraison d’une barrière ? Pareil titre s’affirme comme une simple nécessité technique permettant d’indexer ce geste à la fois à l’ensemble de l’œuvre mais aussi dans son appartenance à une famille de gestes (les Dérapages). C’est aussi cette famille qui fait que cette barrière n’est pas juste une « installation » mais surtout une désinstallation, un mouvement, un objet, une situation caractérisés par leur dynamique.
En vertu du même ressort, plusieurs œuvres de Cécile Meynier arborent une mention de surface dans leur titre, quand cette mention ne constitue pas purement et simplement l’intégralité du titre (comme dans 30 M2). C’est que la notion de surface joue un rôle fondamental dans la démarche de l’artiste. En effet, l’épidermique chez Cécile Meynier ne renvoie pas seulement aux impulsions initiales qui transparaissent dans les états de choses qu’elle laisse derrière elle, il renvoie d’abord à son investigation sensuelle de la peau des choses. En dépiautant partiellement les surfaces qu’elle appréhende, Cécile Meynier n’a de cesse de désigner la fragilité des apparences et l’instabilité des états de fait. La contenance des choses tient en effet en grande partie à leur écorce et la griffer un peu permet de mettre quelque peu en péril les certitudes.